CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR DIVINATION
La synchronicité est la simultanéité
de deux évènements reliés par le sens
et non par une causeCarl Gustav Jung
“On consulte les sorts pour décider de la politique, de la guerre, du transfert de la capitale, des cultes et sacrifices, d’un voyage, du manger et du boire, de la chasse et de la pêche, de l’élevage, des cultures, des mariages ; on interroge les Esprits au sujet des grossesses, des maladies, des récompenses et des châtiments, des procès, etc.“[1].
On le voit, même si les conditions ont changé, les problèmes que l’être humain doit résoudre ne varient guère au cours des millénaires, et bien peu d’un continent à l’autre : travail, récolte, relations, projets, etc. Qu’à une époque où la science n’était pas d’un grand secours, on ait eu recours à des procédés divinatoires pour rechercher des éclaircissements, on en convient aisément. Mais à l’heure de la science et de la toute-puissante technique, ces pratiques semblent un rien surannées, sinon tout à fait déraisonnables. Le terme par lequel on les désigne a pris, chez nous, un fort accent péjoratif : nous situons divination quelque part entre devinette et divagation, en tout cas à dix mille lieux de notre moderne rationalisme. Si l’on veut bien y regarder de plus près cependant, on verra que la pratique oraculaire n’est pas si insensée, et que nous avons encore affaire là, selon les mots d’André Breton à propos de l’astrologie, à une très grande dame venue du fond des âges.
Morphologie et analogie
La divination a joué un rôle considérable dans la culture chinoise archaïque. Elle est à la base de ce que le professeur Léon Vandermeersch appelle, d’une expression qui sonne pour nous comme un oxymore, le rationalisme divinatoire – il faut entendre par là “l’étude rationnelle de l’ordre des choses par les moyens conjugués de la divination et de la spéculation cosmologique“[2]. Ce mode de pensée, totalement différente du notre, est axé non pas sur la recherche des causes premières et des fins dernières mais sur l’observation des formes et des signes. Sans revenir sur ce qui a été indiqué dans l’introduction, retenons en les caractéristiques suivantes :
- S’il n’est au départ qu’interprète de signes, arrive un temps où le devin chinois ne se contente plus de les observer, il les produit. En provoquant, à l’aide d’un pyro-poinçon fiché dans une omoplate de bœuf ou de mouton, l’irruption des signes qu’il va déchiffrer, il entre lui-même dans le dynamisme de l’univers : il ne subit plus son fonctionnement, il y participe, il s’y inscrit.
- Avec ce renversement, on quitte le domaine de l’irrationnel : les mouvements de l’univers sont sensés, donc prévisibles. La conception religieuse des anciens chinois s’infléchit dans le sens du rationalisme. Dès lors, « il ne s’agissait plus de discerner les intentions des ancêtres ou d’autres divinités, ni même de méthodiquement les interroger sur leurs desseins. Il s’agissait plutôt d’obtenir des indications générales sur la situation qui prévalait, sur les tendances qui lui étaient propres et sur les lignes de force de son évolution probable » [3].
- Pour parvenir à la réalisation de cet objectif, les techniques iront se perfectionnant toujours plus, avec une prédilection marquée pour le regroupement analogique et ce que d’aucuns nomment une science des précédents, c’est-à-dire l’amélioration a posteriori des diagnostics. Léon Vandermeersch propose de voir dans cette évolution le passage du feu qui consume au feu qui éclaire: « Le feu du pyro-poinçon cesse d’être le feu du sacrifice pour devenir le feu de la lumière pénétrant l’opacité des corps et rendant transparente la structure rationnelle de ceux-ci » [4].
Ainsi, par accumulation de données et classification, par analyse, comparaisons et vérifications ultérieures, s’échafaude peu à peu une véritable science des formes : « Les spécialistes ont pu comparer des centaines de milliers de diagrammes de tout genre pendant des siècles, et en dégager empiriquement des caractères communs qu’ils interprétèrent comme liés aux grandes dominantes du dynamisme des dix-mille êtres : polarité sexuelle, cycles de la vie, rythme des saisons, oppositions des points cardinaux etc. Ainsi s’est édifiée une science des correspondances structurales entre tous les aspects changeants de l’univers »[5].
Parmi les différents aspects de cette évolution, dont on voit qu’elle ne consiste pas à s’en remettre au hasard mais à faire apparaître des structures, plusieurs méritent d’être particulièrement soulignés.
L’un est l’importance accordée à la craquelure, c’est-à-dire aux fendillements et stries apparaissant sur les os ou les carapaces qui renseignaient, selon leur forme et leur netteté, sur les réalités étudiées. Il existait différentes méthodes de comparaison des craquelures avec d’autres types de lignes : les stries du jade, les fêlures de la poterie, les crevasses de la terre (ces trois méthodes d’analyse étaient recensées dans des ouvrages comportant des centaines de formules, qui ont tous été perdus). Mr Vandermeersch fait l’observation suivante : “la raison des choses se révèle par des lignes d’éclatement“. Cette notion d’éclatement me semble pouvoir être rapprochée de l’intérêt que nous autres Occidentaux portons au fragment, au symptôme, et de façon générale, à la crise, au sens où c’est généralement l’accident, la maladie, la blessure, en un mot la fracture qui est révélatrice d’un fonctionnement global. Notons que les Chinois y voient simplement l’indice d’une évolution en cours et que cette observation ne tourne pas chez eux au tragique – ce qui suppose un rapport à la disparition totalement différent du nôtre : la destruction fait partie de l’ordre des choses.
Un autre aspect doit être relevé, qui a trait au mouvement, sur lequel la “coupe“ effectuée vient également renseigner : la fracture ne fait pas que révéler la structure, elle indique la ligne d’évolution. Les formes structurales ne sont jamais considérées comme statiques : « Les lignes de structuration des corps sont aussi les lignes de force de leurs transformations ». La raison des choses n’est pas considérée indépendamment de leur dynamisme : arriver à décrire l’état des choses à un moment donné, c’est se donner les moyens de percevoir vers quoi elles sont engagées, quel est l’élan qui les porte et auquel l’être humain, peut-être, pourra participer.
Il y aurait encore à dire sur le fait que la divination est de l’ordre d’une simulation. En imitant le sacrifice, l’oracle le préfigurait et permettait d’en déterminer l’opportunité, donc de choisir ou non de l’effectuer[6]. La divination ne consiste-t-elle pas toujours, dans le cas de telle initiative que l’on souhaite prendre, à voir comment l’univers réagit à une réalité simulée ? Ne revient-elle pas à se poser la question : cet évènement que, dans l’intensité de mon désir ou de mon inquiétude, j’inscris par avance, comment le monde l’intègre-t-il à son déroulement ?
Si donc l’on veut bien replacer la divination dans la lignée des préoccupations qui furent celles des devins de l’antiquité, on admettra qu’elle a moins pour objet de deviner un futur que de décrire le mouvement inhérent aux choses et aux situations : pas seulement de les saisir dans leur état présent, mais de dessiner les formes auxquelles leur dynamisme interne les conduit. Il faut garder à l’esprit qu’il s’agit avant tout de descriptions : aujourd’hui comme autrefois, la pratique du Yi Jing consiste à faire apparaître des tendances et des lignes de force. Que les phénomènes observés concernent des processus actuels ou en devenir, qu’ils soient virtuels ou passés, qu’ils surgissent d’un rêve ou de visions, qu’ils sortent du cadre de la question telle qu’elle a été posée ou s’y relient instantanément, cela n’y change rien : replacé dans le monde du Yi Jing, l’évènement considéré fait irruption dans l’intensité de son présent.
Présent et synchronicité
Encore faut-il s’entendre sur la conception du temps. En Occident, on le pense comme un continuum linéaire, anonyme et abstrait. François Jullien : » il faut entendre avec une acuité nouvelle la voix de ceux qui, à un moment ou à un autre de l’histoire de la philosophie, ont suspecté que, contrairement à la durée, le temps n’était peut être qu’une construction de l’esprit copiée sur la représentation de l’espace et qu’il ne tient debout que par le fait de ce couplage. »
Comme on découpe l’espace en objets, on découpe le temps en instants. A l’opposé, il y a l’idée d’un temps qualitatif, d’une durée qui se transforme sans cesse selon la qualité de chaque moment, ce qu’ont effectivement relevé plusieurs philosophes : Bergson décrivant l’épaisseur de la durée, Husserl évoquant un « présent vivant », dans lequel se produit tout un jeu de souvenirs et d’anticipations qui forment ce qu’il appelle joliment les marges du présent. De son côté, Proust remarquait dans La Prisonnière : » il semble que les évènements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent pas y tenir tout entier « .
Plus proche de nous, Jung affirme également que l’espace et le temps sont des notions relatives, placées sous la détermination du psychisme : ce sont des concepts « posés » par la conscience, nés quand s’est introduit l’usage de la mesure, mais “ils n’ont en eux mêmes aucune substance, écrit-il, ils sont par essence d’origine psychique“[7]. Lorsque la conscience suspend sa mainmise, dans le cadre de l’imagination ou d’inspirations par où se manifeste un fonctionnement élargi du psychisme, espace et temps n’ont plus de valeur absolue, ils deviennent élastiques. Alors peut émerger un savoir que Jung qualifie d’absolu, qui se révèle aussi bien à travers des phénomènes inexplicables d’après les critères habituels, phénomènes pour lesquels le psychiatre a inventé le concept de synchronicité.
« La synchronicité est la simultanéité de deux évènements reliés par le sens et non par la causalité » écrit Jung dans son article La synchronicité, principe de relations acausales [8]. Il en donne un exemple vécu dans l’épisode du scarabée d’or : une patiente lui raconte un rêve dans lequel elle reçoit en cadeau un scarabée d’or ; c’est précisément ce moment que choisit l’un de ces insectes pour venir heurter la vitre de la fenêtre placée derrière lui. Exemple typique de ces cas où, par le rêve, l’inspiration où le pressentiment, un contenu psychique arrive à la conscience, et coïncide avec un fait objectif extérieur.
Les méthodes divinatoires comme le Yi Jing présupposent comme allant de soi le fait même de la synchronicité : ce sont des techniques de saisie intuitive de la totalité. « L’inconscient en sait plus que la conscience » dit Jung, et il remarque que l’émotion joue dans ces phénomènes un rôle primordial, dans la mesure où elle modifie l’état du psychisme :
« L’émotion provoque un abaissement partiel du niveau mental, elle porte un contenu psychique à un niveau de clarté supérieur à la normale, soustrayant corollairement à d’autres contenus potentiels de la conscience une telle quantité d’énergie qu’ils s’obscurcissent et deviennent inconscients. L’état émotionnel produisant une réduction de la conscience, il en résulte pour le temps de sa durée une baisse du contrôle qu’elle exerce, et cette baisse à son tour offre à l’inconscient une occasion propice d’envahir l’espace ainsi libéré. C’est pourquoi l’on observe quasiment avec régularité que, dans cet état, des contenus psychiques inattendus, normalement inhibés ou inconscients, rompent les barrages et parviennent à s’exprimer ».
Lors d’une consultation, l’espoir, l’attente positive et l’implication personnelle créent les conditions de la synchronicité en favorisant l’intensification de l’activité psychique. Jung : « Les méthodes divinatoires doivent pour l’essentiel leur efficacité à la relation qu’elles entretiennent avec les comportements émotionnels : en touchant une disponibilité inconsciente, elles suscitent l’intérêt, la curiosité, l’attente et par là une prépondérance correspondante de l’inconscient. » Quelque soit le nom que l’on donne à l’activité qui s’enclenche alors, le fait est qu’une présence accrue permet de rompre le temps linéaire et d’entrer dans un temps qualitatif, où la perception est autre.
Atteindre au céleste
La notion d’un accès à un savoir plus vaste que celui auquel nous faisons ordinairement référence ne peut manquer de renvoyer, dans le domaine chinois, à la pensée de Zhuang Zi. Rappelons brièvement la différence, largement explicitée dans les travaux de J.F. Billeter[9], que ce philosophe opère entre deux régimes de l’activité, l’humain et le céleste : le premier est “l’activité intentionnelle et consciente, donc spécifiquement humaine« , que Zhuang Zi considère comme » source d’erreur, d’échec, d’épuisement et de mort. » L’autre est l’activité entière, nécessaire et spontanée, qu’il appelle le ciel : « l’activité céleste, qu’elle soit le fait d’un animal ou d’un homme supérieurement exercé, source d’efficacité, de vie et de renouvellement. » Le passage de l’un à l’autre régime s’effectue par ce qui est décrit comme le suspens de l’activité intentionnelle de la conscience : » La conscience doit savoir accepter par moment sa propre disparition, écrit Billeter, pour laisser s’accomplir librement certaines transformations nécessaires et se retrouver ensuite plus libre d’agir de façon juste « .
N’est-ce pas précisément ce à quoi vise une pratique bien comprise de la consultation ? Quand le sujet renonce à une maîtrise qui l’a conduit à une impasse, abdiquant en quelque sorte sa prééminence, il effectue un retrait qui lui permet de se laisser investir par la totalité des forces qui l’habitent. La fin du contrôle qu’exerce la conscience introduit à une capacité visionnaire : » de l’abstention du sujet naît l’absolu de la vision « écrit encore Billeter, » le monde devient manifestation pure « .
Nous suivons l’auteur lorsqu’il affirme que nous sommes doués, en tant qu’êtres humains, d’un pouvoir de vision inhérent à notre psychisme ; que ce pouvoir de vision peut aussi bien prendre comme support les images du monde extérieur qu’en produire lui-même à partir de l’imagination ou de la mémoire. Nous sommes détenteurs d’un savoir emmagasiné dans l’enfance, qui nous donne très tôt la connaissance des formes et de la façon dont elles se génèrent. Cette intelligence de la « morphogenèse » du vivant est sans cesse réalimentée et améliorée par nos expériences. Elle s’anime d’emblée au contact de la mécanique parfaitement réglée du Yi Jing, qui en offre un reflet précis dans la mesure où elle est elle-même basée sur le nombre.
On se souvient qu’avec l’achilléomancie, la science divinatoire s’est augmentée d’une spéculation sur les nombres. En faisant passer au premier plan « le calcul des tendances mutantes d’une configuration déterminée du réel »[10], elle s’est tournée vers l’étude de la structure numérique des phénomènes, devenant une expression chiffrée de leur dynamique.
Jung a eu la même intuition de l’importance du nombre : « Ce qui sert à ordonner la multiplicité chaotique du monde des phénomènes, c’est en tout premier lieu le nombre. Il est l’instrument qui nous est donné pour établir un ordre ou pour saisir une régularité préexistante mais encore inconnue, c’est à dire une structure ordonnée du réel. Il est sans doute l’élément ordonnateur primordial de l’esprit humain « .
On peut supposer que, lors d’une consultation, la psyché – est-ce par une sensibilité spécifique au pair et à l’impair – crée intuitivement des connexions entre le savoir caché qu’elle détient et la carte à la fois achevée et ouverte des 64 hexagrammes. Avec l’achillée, notre psychisme s’éveille à l’idée d’avoir à nouveau accès, à travers le prisme du Yi Jing, au prodige de la lumière : il est amené à susciter, par un habile chiffrage, la photographie de sa propre activité. Enclin à faire appel au plus que soi en soi, il se met à l’écoute d’une réalité invisible, mais non cachée, et entre en résonance avec ce miroir qui lui offre la représentation d’une géographie commune.
Tels sont les outils de la divination : une description raisonnée des lignes de force du réel, doublée d’une méthode qui introduit à une perception élargie. Sa pratique, à l’instar d’autres moyens, conduit à « la dissolution et la redéfinition de notre rapport à nous-même, aux autres et au monde « [11]. Rien de fataliste, rien de définitif dans cette opération. Quand elle nous restitue notre histoire, c’est au sens qu’en proposait Gilles Deleuze :
« Notre histoire ne nous dit pas ce que nous sommes, mais ce dont nous sommes en train de différer. Elle n’établit pas notre identité, mais la dissipe au profit de l’autre que nous sommes ».
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(Copyright Editions Alphée, 2006)
[1] Ngo Van Xuyet, Divination, magie et politique dans la Chine ancienne, op. cité, p.166.
[2] J.F. Billeter, La civilisation chinoise, Histoire des mœurs, La Pléïade. Tome 3, volume 2, Ed. Gallimard, 1990.
[3] J.F. Billeter, ibidem.
[4] Léon Vandermeersch, Wang Dao ou la Voix royale, op. cité, p.292. Sauf indication contraire, les citations suivantes proviennent de cet ouvrage.
[5] Ibidem, p.299. Mr Vandermeersch dénomme cette forme de pensée morphologique, et la distingue de la nôtre, qualifiée de téléologique, c’est-à-dire marquée par la recherche des causes et des fins (du grec telos, fin).
[6] “L’os, et plus tard l’écaille de tortue, représente la victime, le tison ou le poinçon brûlant représente la crémation, les paroles cérémonielles ont leur équivalent dans l’incantation du devin“. L.Vandermeersch, ibidem.
[7] Synchronicité et Paracelsica, op. cité, p. 37
[8] Chapitre I de l’ouvrage cité ci-dessus, p. 43. Les citations suivantes proviennent de cet article.
[9] Voir de cet auteur : Leçons sur Tchouang-Tseu et Etudes sur Tchouang-Tseu, op. cités. Les citations qui suivent sont tirées de ces deux ouvrages.
[10] Léon Vandermeersch, op. cité.
[11] J.F.Billeter, op. cité.